C’était la veille de mon 71ème anniversaire, comment oublier un soir pareil ? Le 14 février 2044, déjà plus de dix ans. Depuis tout petit j’aimais contempler le ciel pendant la saison hivernale, et surtout la constellation emblématique du ciel d’hiver, ce guerrier céleste d’Orion. Je ne me suis toujours pas fait à cette nouvelle forme, je l’avoue. Bételgeuse me manque.
Comment oublier ce soir de février lorsque je vécus en direct la fin annoncée de cet astre devenu monstrueux ? Et pourquoi devrai-je oublier après tout ?
Comme à mon accoutumée, j’étais dehors, il était presque 20h30, et je promenais mon regard entre les Pléiades, qui avait à ce moment-là la visite du gros Jupiter, et plus au sud mon cher Orion. Le ciel était d’une pureté indicible comme souvent en Provence.
Et puis ce fut le flash, ou plutôt l’allumage de ce phare. Mon regard était porté sur Bételgeuse et sa teinte orangée, je la regardais, oui, je la regardais à cette seconde précise, et je l’ai vue mourir. Mourir et se transformer en trou noir. J’ai reçu ses premiers photons gamma dans mes pupilles dilatées. Je fus le premier homme, avec des milliers d’autres, à savoir que Bételgeuse telle que des centaines de milliards d’humains l’avaient connue, n’était plus dans le ciel.
Je reçus sur toute la surface de ma peau ses neutrinos vieux de 450 ans, incrédule et joyeux en même temps, et pour tout dire inconscient de ce qui se passait dans la stratosphère.
Cet éclat presque aveuglant avait d’abord pris une teinte bleue, durant les quelques premières secondes qui me laissèrent sans voix, figé. Puis la blancheur fantômatique pris le dessus, j’ai même cru qu’elle produisait des ombres alentours, mais je ne regardais qu’elle, croyant à peine à ce que je voyais. C’était pourtant la réalité, ce moment que j’attendais depuis enfant c’était finalement réalisé. Rien ne serait plus comme avant, nous étions entrés dans l’ère de la Supernova.
C’est vrai, depuis dix ans, l’astrophysique a supplanté toutes les autres sciences. L’humanité entière a été touchée par ce cataclysme stellaire finalement si proche de nous et s’est mise à s’intéresser de très près à tout ce qui se passe là-haut, au-dessus de nos têtes. Depuis que tous les détecteurs de neutrinos se sont affolés, cette particule étonnante n’a plus aucun secret pour des milliards d’hommes et de femmes qui auparavant ignoraient jusqu’à l’existence de ce monde fugace des particules produites dans les étoiles.
Depuis dix ans, la science qui étudie les interactions des rayons gamma avec l’atmosphère, ces gerbes gigantesques de particules chargées, a fait un tel pas de géant dans la compréhension que tout semble désormais à portée de main… sans parler de la physique des trous noirs que nous connaissions si mal avant.
Je l’aimais bien Bételgeuse et son halo rougeoyant au sommet d’Orion dans le vent glacé. Je l’imaginais souvent comme une sorte de pelote boursoufflée éjectant par périodes ces masses d’hydrogène et d’hélium qu’elle souffla si vite cette nuit-là.
Bien sûr, il nous reste ce magnifique résidu, ce si bel anneau de gaz aux reflets rubis. Une nouvelle nébuleuse d’Orion, comme si la constellation n’en possédait pas déjà suffisamment. Il est certain que nous, qui avons été élevés dans l’admiration de la Grande Nébuleuse, celle du baudrier, nous aurons toujours du mal à expliquer aux jeunes générations qu’il y avait plus beau dans Orion que cette incroyable nébuleuse de la Perle, cette perle multicolore admirable par tous, le cadeau que nous a offert Bételgeuse en partant. Même si elle a supplanté tous les autres objets, le ciel est désormais riche de nombreux observateurs avertis qui ne se contentent plus d’admirer la Perle dès la nuit tombée.
Bételgeuse en explosant ce jour-là nous a ouvert les portes de l’Univers.